Je sais ce que vous pensez : pourquoi est-ce que ce type a été contacté et pourquoi a-t-il refusé ? Ca peut sembler dingue ou très stupide car reprendre les rênes du plus grand éditeur de logiciel au monde est un rêve que beaucoup aimeraient voir devenir réalité. Mais les récents changements dans cette industrie, tout comme les changements de stratégies du management de Microsoft m’ont fait douter et refuser cette proposition. Voici pourquoi.
Tout le monde connaît Microsoft et si vous n’avez pas passé ces dernières décennies sur une île déserte, vous avez probablement utilisé leurs produits plus d’une fois. Dans les faits et avec une domination supérieure à 95% du marché, même si vous ne le vouliez pas, il était très difficile d’essayer autre chose.
L’incroyable domination de Microsoft depuis des décennies est assez unique et en a fait un monstre qui a généré presque 78 milliards de dollars en 2013 (AF) avec un bénéfice net supérieur à 21 milliards de dollars et tout ceci, grâce à ses 99’000 employés. C’est le résultat d’une longue et constante croissance démarrée en 1975 mais ma note du jour focalisera sur la dernière décennie :
Chiffre d’affaires de 2003 à 2013 (AF)
En dépit de la crise financière de 2009, cette période a affiché une croissance constante et en dix ans, les revenus ont presque été triplés. Donc, en regardant cette courbe, vous vous demandez pourquoi je n’ai pas sauté dans ce train et tranquillement pris un siège pour me détendre sur les rails du succès ?
Comme je l’ai dit à John Thompson qui est en charge du recrutement et également membre du conseil d’administration de Microsoft, il y a deux principaux problèmes dans cette entreprise qui devraient préoccuper n’importe quel candidat.
Le premier est lié au cœur des revenus de l’entreprise qui sont principalement concentrés sur les PCs. Comme mentionné dans une note précédente, la vente des PCs est en train de baisser. Les derniers chiffres n’ont pas seulement confirmé cette tendance mais ils ont montré une accélération du phénomène :
Ventes mondiales de PC de 2003 à 2013
Après un pic en 2011 avec 365 millions de PCs vendus (c’est 1 million par jour !), 2012 a vu ce chiffre décliner à 352 millions et en 2013, les constructeurs de PC ont encore plus perdu de parts avec seulement 316 millions de machines vendues (0.86 par jour). C’est une baisse de 14% en deux ans. Le problème est : cette baisse n’est pas liée à une économie faiblissante comme dans le passé. Au contraire, cette descente aux enfers pour les fabricants de PC est purement liée à un changement dans les dépenses des consommateurs. Non seulement les entreprises et les individus tournent le dos aux ordinateurs classiques pour acquérir des tablettes, mais la plupart des gens ont un ordinateur nano dans leur poche grâce à des processeurs extraordinaires et à la miniaturisation. Pour n’en citer qu’un exemple, le dernier processeur A7 d’Apple qui équipe les derniers iPad et iPhone 5S contient plus d’un milliard de transistors. C’est équivalent au processeur Intel Core i7 Sandy Bridge qu’on retrouve dans n’importe quel puissant ordinateur de bureau.
Pour le conseil d’administration et le futur Directeur Général, cette observation conduit à repenser le cœur des activités de Microsoft d’aujourd’hui et ce qu’il sera demain car la plupart des PCs vendus sont équipés d’un système Windows et d’Office. Comme la vente des PCs baisse et que la tension sur les prix est toujours plus intense sur l’ensemble de l’industrie, Microsoft sera toujours plus sous pression et un rapide coup d’œil à ses revenus par division montre pourquoi :
Revenus Microsoft par division de 2003 à 2013 (AF)
Globalement, toutes les divisions semblent saines et bénéficient d’une bonne croissance. Toutefois, la division Windows montre clairement des signes baissiers car moins de PCs sont vendus ce qui signifie moins de licences systèmes. De plus, les charges de 900 millions de dollars affectées aux invendus de la tablette Surface n’ont pas aidé.
Mais ces observations ne sont que la pointe de l’iceberg et pour avoir une meilleure vision des résultats sur l’année fiscale 2013, ce graphique par secteur donne une autre perspective :
Comme vous pouvez le voir, les divisions qui génèrent le plus de revenus sont Windows (systèmes pour PC, Surface, etc.), Microsoft Business (principalement Office et Exchange) et Server & Tools (systèmes pour serveurs et services et produits pour entreprises). Au total, elles engendrent 82% du chiffre d’affaires du groupe.
Ceci dit, du point de vue du bénéfice net, ce n’est pas exactement pareil :
Bénéfice net par division en 2013
Pour faire court, seulement trois divisions réalisent 97% des bénéfices de Microsoft. Elles sont encore aidées de 3% via la division Entertainment. Toutes les autres divisions perdent de l’argent et dans des grandes largeurs. Mais ce n’est pas tout et le pire est à venir car le produit Office génère 29% des revenus et les systèmes Windows pour PC encore 22%. C’est donc un stupéfiant 51% ou plus de 40 milliards de dollars ! Ces vaches à lait dépendent clairement des ventes de PC et comme elles sont en baisse, il est très vraisemblable que l’impact sera important sur les futurs résultats et ils ne seront pas aisés à compenser.
Bien entendu, la nouvelle tablette Surface est supposée apporter plus de revenus pour la marque et, encore plus important, une présence dans ce secteur stratégique. Toutefois, la question principale est de savoir si cette fois c’est la bonne vu que la première version fut un désastre ? De plus, comme les autorités Européennes ont validé le rachat de la partie téléphonie mobile de Nokia, l’entreprise va ajouter 15 à 20 milliards de chiffre d’affaires… mais est-ce que les bénéfices seront au rendez-vous ? Et enfin, est-ce que cet investissement de 7.2 milliards de dollars sera payant ?
A ce stade, alors que John et moi déjeunons, il me lance: « Mais Tony, ne trouves-tu pas que ces challenges sont excitants ? »
Bien sûr ! Mais il est temps de parler du second et dernier problème de ce poste qui m’a obligé à décliner poliment cette opportunité et ça à avoir avec les gens. Quand Bill Gates a quitté son poste de Directeur Général et a choisi Steve Ballmer comme successeur, il est devenu Président du conseil d’administration et s’est inventé un nouveau rôle sur mesure pour garder un pied dans les opérations de Microsoft en tant que Chief Software Architect. Ensuite, en juin 2006, il est totalement passé de Microsoft à sa fondation en abandonnant son rôle dans l’entreprise qu’il a fondée pour garder uniquement le titre de Président du conseil d’administration.
Cependant un bilan s’impose car de 2000 à aujourd’hui, Microsoft a totalement manqué toutes les principales opportunités qui ont été créées. Pour commencer, il y a eu la musique car c’est Apple qui a révolutionné le secteur avec l’iPod et l’iTunes Store. Puis, Microsoft a totalement raté le virage du smartphone. Pire, Steve Ballmer a même ri quand Apple a présenté son iPhone. Finalement, la tablette est un nouveau marché dont Microsoft est totalement absent et ne semble pas trouver la bonne formule pour pouvoir en tirer les éventuels bénéfices.
Pour faire court, Microsoft and son management ont raté toutes les plus importantes opportunités de ces 20 dernières années.
Ajoutez à ça que Steve Ballmer a lancé en juillet dernier la première réorganisation majeure de l’histoire du groupe créé en 1975 et que – un mois plus tard ! – il a promis d’abandonner son poste de Directeur Général dans les 12 prochains mois.
Mais ce n’est pas terminé car Steve Ballmer devrait rester dans le conseil d’administration et des rumeurs laissent présager que Bill Gates aimerait reprendre un rôle plus actif dans l’entreprise qu’il a créée. Comment serait-il possible que ça arrive et surtout, quel degré d’implication un homme occupé comme Bill Gates pourrait investir dans Microsoft dans le but de transformer l’entreprise ? Est-il tenté par le retour mythique de Steve Jobs chez Apple ? Ca ne serait pas prudent car généralement, l’histoire se répète rarement et deux individus différents ont deux destins différents dans la vie.
Maintenant, comment un nouveau Directeur Général peut raisonnablement prendre la responsabilité de transformer une entreprise, être sérieux dans le domaine du smartphone, développer un nouveau segment dans les tablettes, compenser les larges revenus qui proviennent de deux vaches à lait et enfin, secouer le département Recherche & Développement qui a dépensé plus de 10 milliards de dollars en 2013 (mais pour quoi ?) avec les anciens directeurs généraux dans le conseil d’administration ?
Ou autrement dit, comment il peut assurer que Microsoft sera à la tête du secteur en devenant le nouveau leader et pas juste le « suiveur » alors que les deux seuls directeurs généraux qui ont dirigé l’entreprise pendant 39 ans font encore partie du conseil d’administration ?
Comme je l’ai dit à John Thompson lors d’un dernier entretient téléphonique, je pense qu’il sera particulièrement difficile d’affronter tous ces défis dans cette configuration.
Evidemment, John m’a assuré que j’aurai les pleins pouvoirs et qu’en tant que Directeur Général, c’est moi qui conduirai l’entreprise. Toutefois, comme je serai le conducteur sur des routes difficiles, j’ai la crainte que je devrai partager la voiture avec des gens qui ont une seule envie : prendre le volant et conduire eux-mêmes.
Avec ça à l’esprit, comment planifiez-vous votre succession ? Et, encore plus important, êtes-vous sûr que vous et votre équipe de management sont les bonnes personnes pour affronter les défis qui vous attendent ?
PS: la note d’aujourd’hui est une fiction mais les défis et problèmes de gouvernance ne le sont pas…